Le Fauteuil Bleu de ma Mère

Publié le par Mouna Makeda

Ma mère est une personne fantasque. Par fantasque n'entendez pas délurée. Comprenez plutôt qu'elle est anticonformiste par nature. Non pas qu'elle cherche à faire les choses différemment des autres, ni qu'elle souhaite se distinguer en quoi que ce soit, à part peut-être dans son travail. Et là encore, elle n'agit pas pour se faire remarquer, mais elle a, comme tout un chacun, un besoin de reconnaissance pour son labeur. Elle est intrinsèquement différente. Et fantasque, par de petits détails. Prenons pour exemple l'histoire de ce fauteuil bleu qui trône devant sa maison, sous un arbre.

Ma mère habite dans une banlieue à la lisière d'une grande ville, un quartier de type Wisteria Lane (CF Desperate Housewives) à la française, peut-être un cran en dessous dans l'échelle de la bourgeoisie. Un quartier construit à la fin des années 80, type maisons familiales en accession à la propriété. Un quartier pavillonnaire en somme, où toutes les rues, squares et allées portent des noms de fruits ou d'arbres fruitiers. Le genre de quartier où l'on se perdait facilement quand le GPS n'était pas encore répandu, parce que toutes les rues, toutes les maisons se ressemblent : leurs haies bien taillées à la hauteur règlementaire, leurs crépis blancs, leurs volets lasurés, leur jardinets bien proprets…

Il vous faudrait approcher un peu plus de la maison de ma mère pour voir ce qui la distingue des autres. Sa pelouse est tondue, certes, mais ses parterres regorgent de mauvaises herbes, que dis-je et les laissent s'épanouir et s'exprimer, car ma mère aime cette nature sauvage. Cette flore farouche et indomptée que d'autres tentent de réprimer, elle lui trouve une beauté particulière, et pourrait dire à qui lui ferait une remarque que les abeilles s'en accommodent fort bien. Même à l'arrière de la maison le potager dans ses bacs prend un air revêche. Les choux ont fleuris plus qu'ils n'auraient dû, et les radis semés par mes enfants ou ceux de mes frères et sœurs n'ont jamais connu une telle proximité avec leurs confrères. Le jardin de ma mère est une sorte de laboratoire botanique expérimental, où de petites mains curieuses et agiles viennent de temps en temps couper un brin de menthe, de thym ou de ciboulette pour agrémenter la soupe du jour de mamie, ou déposer des épluchures dans le composteur derrière la balançoire, comme une terre en friche qui supporterait la compagnie d'humains conciliants.

Mais parlons de notre fauteuil. Il trônait depuis quelques années déjà dans le salon, et ma mère, en incorrigible bricoleuse (et ce bien avant que le bricolage au féminin ne soit à la mode et que nos contemporaines ne revendiquent le droit à la trousse à outil), a décidé de re-décorer tout l'espace salon-salle à manger dans les tons gris clair et gris foncés. Le lambris a été repeint, la vieille table en chêne a été bichonnée, patinée, et le meuble à chaussures de l'entrée, et la chaise haute, et la coiffeuse… Tous ont retrouvés une nouvelle vie, en blanc cassé, en gris foncé… Et ma mère a fait l'acquisition d'un magnifique canapé d'angle, comme nous n'en avions jamais eu, en cuir, assez grand pour accueillir toute la famille, assez long pour s'allonger sous un plaid et s'endormir devant une série sans avoir mal au dos ! Un canapé gris clair et gris foncé, bien sûr. Et puis elle a également récupéré un fauteuil, toujours dans les mêmes tons, dont j'ai appris par la suite qu'il s'agissait d'un fauteuil dit cabriolet (bon, je l'avoue c'est en écrivant ce billet que j'ai appris ça, je cherchais un peu de vocabulaire pour enrichir ma description !).

Bref, tout ça pour vous dire que notre cher fauteuil de velours bleu jurait un peu dans ce tout nouvel intérieur. Ma mère s'est alors mise en tête de s'en débarrasser. Après un échec cuisant sur le bon coin, elle a posté quelques photos sur Facebook, puis sur des sites de don, et là non plus, il n'a pas trouvé preneur. Et c'est comme ça qu'un jour, excédée, elle s'est décidée à le sortir devant la maison. "Quelqu'un le prendra bien !" m'a –t-elle dit. Sauf qu'a priori d'abord, et à fortiori ensuite, ce n'est pas trop le genre du quartier… Parce que dans mon faubourg (pour éviter une répétition…), il est quasiment inutile d'appeler les encombrants quand on pose quelque chose sur le trottoir. Dans l'heure, l'objet trouve une bonne âme pour le recueillir, que ce soit une personne dans le besoin, un écolo bricoleur ou un chineur compulsif, mais dans le Wisteria Lane de ma mère, ce fut une toute autre histoire, qui m'amène à vous écrire aujourd'hui.

Ce cher fauteuil bleu trouva donc sa place, devant la maison, sous l'arbre, dos à la rue, et s'y installa pour l'été…. Un été délicieux en fait, où je m'y suis souvent réfugiée…

Je lis, je profite de l'ombre. J'y fume ma cigarette avec mon café le matin, j'y sirote une tisane le soir à la fraîche.
Ma cousine s'échappe de Paris pour venir passer quelques jours avec nous et nous nous y asseyons pour nous remémorer notre enfance. Nous y passons des heures à se coucher tard, à rire et à pleurer, à se raconter les blancs de nos vies, à parler de nos pères et de nos mères, de nos hommes et de nos enfants.

Avec mon frère on se pose et on se dit qu'il n'y a vraiment que notre mère pour faire ça dans ce quartier-là. On rit et on se dit qu'on est dans une série américaine (d'où Wisteria Lane), qu'il ne nous manquerait plus qu'un Ghetto Blaster, ou un barbecue géant avec du pain de maïs. On serait dans le Bronx rêvé et édulcoré, celui de petits français à la culture hip hop, élevés au Cosby Show et à Menace II Society, qui se disent "Ouah, notre mère, elle le sait pas, mais elle est ghetto en fait ! Non, elle est funky !". On rêve comme des gosses dans une cabane fabriquée avec des chaises et un drap. Mais on est des gosses de 30 piges avec un fauteuil sous un arbre.

Et pendant le ramadan il fait très chaud cet été-là. Mon cousin Daouda vient profiter de l'ombre aussi. Il fait une sieste dans le fauteuil. Il dit qu'il pourrait revenir tous les jours s'il fait chaud comme ça. Mon fils dit qu'on devrait acheter un fauteuil à tonton "C'est quand son anniversaire ?".

Les chats y ont élu domicile aussi et ronronnent tour à tour sur le velours.

Parfois un quidam passe et s'interroge sur sa présence ; il m'est arrivé d'en apercevoir un ou deux en contemplation, perplexe ou amusé.

D'autres fois il pleut, donc il faut attendre quelques heures ou quelques jours pour s'y asseoir de nouveau.

Le soleil revient et les enfants grimpent dessus évidemment, et sautent et s'agrippent à l'arbre et jettent leurs vélos dessus…



(…) Ce soir il ne pleut pas, mais l'air est frais et je me suis assise sur la marche devant la porte de la maison pour fumer ma cigarette. J'observe le fauteuil qui me fait face, adossé à son hêtre. Une brume indolente s'étire à l'arrière du feuillage, et je me dis que c'est peut-être mon adieu à ce cher vieux fauteuil bleu. Dans quelques temps, quelques mois ou quelques années, l'arbre sera toujours là, mais ils ne se seront côtoyés que le temps d'une saison et j'oublierai sans doute qu'il y a eu là de moelleux coussins où savourer l'ombre. L'automne s'est installé, et les champignons ont eu raison de notre compagnon. Ils ont poussé sous le coussin de l'assise et je les ai aperçu hier faire des volutes. J'ai prévenu ma mère et réprimé mon dégoût, mais elle les a tout simplement enlevés. Je crois que si elle avait pu, elle l'aurait fait fleurir ce fauteuil, telle Déméter, telle la déesse de notre foyer.

Publié dans Billets Doux

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